Construire un programme d'action culturelle autour du jeu vidéo - journée du 27 septembre 2019 à la BPI
30 septembre 2019
J’ai eu la chance d’assister à la journée professionnelle organisée par le service Nouvelle génération de la Bibliothèque publique d’information et Images en bibliothèque autour de l’action culturelle et des jeux vidéo, dans le cadre du festival Press Start. Au programme : partage d’expériences, démonstrations et table-rondes. A défaut d’un compte-rendu in extenso de cette riche journée, j’avais envie de partager ici quelques moments marquants.
Les actions culturelles du quotidien autour du jeu vidéo
La première table-ronde laissait la parole à deux professionnels qui organisent ou ont organisé des actions récurrentes autour du jeu vidéo : Théo Kuperholc de la Gaîté Lyrique et Julien Prost, de Sorbonne Université et ex-bibliothécaire de Louise-Michel (Paris 20e).
La Gaîté Lyrique possède un espace jeu vidéo qui propose des sélections choisies en fonction de la thématique du moment et qui font la part belle aux jeux vidéo indépendants. Par ailleurs, des actions récurrentes sont proposées :
- Game Older se destine à un public adulte éloigné du jeu vidéo, avec une inscription sur l’année. Cela permet de faire évoluer la programmation au fil du temps, par exemple en proposant au départ des jeux aux commandes simples et sans 3D. Le public touché est quasi-exclusivement féminin.
- Des Temps d’Activités Périscolaires : les enfants participants ayant l’habitude de jouer, le but est là d’aiguiser leur sens critique sur des jeux qui leurs sont inconnus et d’aller au-delà du “j’aime / je n’aime pas”.
- Jouer en famille permet aux familles d’apprendre ensemble à jouer au jeu vidéo, avec bien souvent des enfants qui fonctionnent à l’intuition et des parents à la déduction.
- Des demandes entrantes toute l’année, notamment autour du milieu professionnel ou de la création
- Quelques interventions d’artistes, notamment autour du code créatif dans des ateliers de bidouille.
Julien Prost a raconté comment s’est déroulé la mise en place du jeu vidéo au sein de la bibliothèque Louise-Michel en s’appuyant sur le mémoire d’Hélène Dres, intitulé “le jeu en bibliothèque, un outil pour changer d’image ou un réel changement ?".
D’une offre commencée “comme une blague” et gérée de façon “foutraque” par un groupe de bibliothécaires-geeks, le service s’est structuré au bout de deux ans, par le biais de la formation de l’équipe et d’ateliers réguliers. Ces derniers permettaient de déléguer à des usager·e·s l’animation d’une séance. Des ateliers ont fonctionné (ados, pré-ados et familles) et d’autres ont été des échecs (les soirées jeux vidéo destinés aux adultes).
Une troisième phase a permis d’évoluer encore en conservant les actions qui fonctionnaient et en travaillant différemment pour les adultes, en mettant en place des partenariats tournés vers des préoccupations sociétales, avec le Rassemblement inclusif du jeu vidéo et Game Impact. Ces parti-pris non neutres correspondent à la politique globale de la bibliothèque.
Julien Prost est maintenant chargé de formation au sein de Sorbonne Université, où le Serious game est utilisé. Il a cité deux exemples :
- Hellink est un jeu publié sous licence libre qui permet d’aborder des notions de TD
- Hellscape, escape-game sous licence libre autour des fake-news, adapté à une salle pédagogique de la Sorbonne.
Certains éléments sont donc ressortis de ces expériences : les phases d’expérimentation, la formation des équipes, l’inclusion dans le projet d’établissement… Au cours des échanges avec le public, une bibliothécaire départementale du Cher a partagé une anecdote : l’animation d’un atelier de jeu vidéo sur console par une bénévole “qui n’y connaissait rien” qui a créé une dynamique d’apprentissage collectif par et pour des néophytes.
Quelques exemples de festivals
La deuxième table-ronde a permis aux professionnel·le·s de trois festivals de jeu vidéo de s’exprimer : Numok, temps fort autour du numérique organisé par les bibliothèques de la Ville de Paris, Press Start, par le service Nouvelle génération de la BPI et enfin NOGA, le Nîmes Open Game Art, festival autour du jeu vidéo, de la création et de la pop culture porté par les bibliothèques de Nîmes.
J’ai trouvé particulièrement intéressante la présentation du NOGA par Alexandre Simonet et Julien Fabre. En effet, la programmation veut mettre en avant un propos critique, misant sur l’humain et la rencontre et sort à la fois d’une logique de convention consumériste et d’une logique élitiste. Le contenu se contruit en s’appuyant sur les forces locales : l’utilisation du jeu vidéo par le CHU de Nîmes dans les domaines de la cécité ou de la rééducation physique, des projections par le cinéma Arts et essais nîmois, un cosplay organisé par la section Haute-couture d’un lycée…
Le NOGA a 7 ans et a accueilli 16000 personnes lors de la dernière édition, malgré un budget modeste (30000 €) et une petite équipe (5 personnes qui ne sont pas à plein temps sur le festival). Julien Fabre a donné quelques conseils et insisté sur l’aspect chronophage d’une telle organisation et l’importance de la communication.
Des démonstrations et rencontres
En début d’après-midi, rendez-vous était pris dans le hall de la BPI. Il était possible de profiter de la sélection de jeux (autour de la thématique du festival, à savoir le cinéma) et des bornes d’arcade mis à disposition du public à l’occasion de Press Start. Il était également possible de rencontrer les intervenant·e·s de la matinée d’étude. J’ai pu assister à une présentation du concours artistique Réalité Virtuelle Talents réels, concours d’œuvres en 3D créées avec différents logiciels comme Tilt Brush proposé par la Ville de Paris.
Narration et interaction : littérature et cinéma face au jeu vidéo
Cette table ronde a permis une discussion foisonnante entre Stéphane Beauverger, auteur de fabuleux romans comme Le Déchronologue, scénariste de BD et directeur narratif chez Dontnod Entertainment, Marida di Crosta, autrice de Entre cinéma et jeux vidéo : l’interface-film et Maître de conférence et Martin Ringot, doctorant qui travaille sur le jeu vidéo et la littérature italienne. Le tout était modéré par la journaliste Sonia Dechamp.
La narration du jeu vidéo par rapport à ses aînés que sont le cinéma et la littérature
Stéphane Beauverger qualifie le jeu vidéo d’adolescent turbulent face à la littérature et au cinéma. Il cherche sa manière à lui de raconter les histoires, en lorggnant plutôt du côté des codes narratifs du cinéma. Les jeux vidéo (puisqu’ils sont multiples) évoluent avec les attentes du public, de plus en plus exigeant sur la véracité, la logique et la complexité. Pour autant, le rapport à l’objet “jeu vidéo” est un défi (il faut “battre”, “résoudre”, “comprendre”…) et la narration doit nécessairement l’intégrer.
Martin Ringot rappelle que les jeux vidéo sont nés au sein du MIT sous la forme d’aventures interactives textuelles qui ressemblent à ce qu’aurait pu faire l’ALAMO (Atelier de Littérature Assistée par la Mathématique et les Ordinateurs), extension de l’OuLiPo.
Marida di Crosta s’interroge : maintenant que la référence pour raconter des histoires est devenue la série télévisée, comment le jeu vidéo a-t-il intégré ce glissement ?
Le retour du Point and Click comme modèle narratif
Selon Stéphane Beauverger, on assiste à un retour du Point and Click en tant que modèle narratif, avec des jeux qui permettent l’exploration de l’environnement. Pour autant, même si la narration de jeux comme Life is Strange peut être qualifiée de Point and Click, on est loin du modèle des années 1980 comme Days of the Tentacle. La différence principale, selon lui, vient du fait que les Point and Click des années 1980 étaient créés par des game-designer. Maintenant, on recrute spécifiquement des narrative-designers, souvent issu·e·s du monde du jeu vidéo. Il rappelle d’ailleurs qu’auparavant, on recrutait des personnes issues du cinéma ou des scénaristes de BD, notamment pour leur maniement de l’ellipse.
La sérialité et le jeu vidéo
Les narrative-designers ont nécessairement réfléchi à ce qui fait le succès des séries et pris en compte une narration spécifique, par épisode, avec des cliffhangers. Cependant, pour Stéphane Beauverger, on atteint les limites de ce modèle qui peut se rapprocher du feuilleton, puisque cela impose aux équipes une obligation de production et une gestion du temps qui peuvent être compliquées. Marida Di Costa rappelle que l’interactivité dans les séries a connu plusieurs expérimentations, comme un épisode récent de Black Mirror, mais que l’expérience n’était pas concluante.
Scénario, politique, émotions et liberté.
Un scénario de jeu vidéo se modifie tout au long du processus créatif. Celui-ci implique de définir un axe principal et des axes secondaire ou tertiaire et pose la question du rapport politique à la création quand, par exemple, les personnages de l’axe principal sont blancs et masculins et que la mixité n’existe que dans des axes qui peuvent disparaître lors du travail itératif.
La construction du scénario pose aussi la question de l’émotion : comment donner la sensation à la personne qui joue qu’elle vie une expérience unique ? Certains exemples sont cités, comme l’utilisation de la cinématique (la mort d’Aeris dans FFVII alors que la mécanique habituelle de résurrection est cassée) ou Depression Quest, jeu textuel qui vous met dans la peau d’une personne dépressive.
Enfin, il a été question de liberté et de narration. Selon Stéphane Beauverger, la liberté est négative pour le scénario, mais pas pour la narration. Il cite en exemple les jeux bacs à sable dont les héros doivent être des coquilles vides et cite en exemple le premier GTA dont le héros était muet ou encore le dernier Assassin’s Creed dont la narration est très étoffée mais l’arc dramatique des personnages superficiel. Martin Ringot trouve, quant à lui qu’un jeu comme divinity original sin 2 a su trouver un bon équilibre entre le scénario et la liberté.
Un grand merci à la BPI et à Images en bibliothèque pour l’organisation de cette journée !