Lecture : L'utopie déchue, de Félix Tréguer
10 avril 2020
L’Utopie déchue, une contre-histoire d’Internet, XVe-XXIe siècle, de Félix Tréger, a été publié par Fayard en septembre 2019. Son auteur est chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et post-doctorant au CERI-Sciences Po. Il est aussi membre fondateur de La Quadrature du Net. Ce livre est issu de sa thèse Pouvoir et résistance dans l’espace public : une contre-histoire d’Internet (XVe -XXIe siècle).
Il aborde les conflits politiques autour d’Internet et les tensions inhérentes entre pouvoirs étatiques, scientifiques, citoyen·ne·s, militant·te·s et élites économiques. Pour cela, il a choisi une perspective historique qui se retrouve dans la construction de son livre en quatre parties :
- Genèse : XVe-XXe s. ;
- Informatisation : 1930-1980 ;
- Subversion : 1980-2001 ;
- Reféodalisation : 1990-2020.
De la raison d’Etat
Cela peut paraître étonnant de revenir au XVe siècle pour un livre qui traite de l’histoire d’Internet. Et pourtant, selon l’auteur, on ne peut analyser les débats actuels sur les libertés numériques sans remonter aux sources historiques de la raison d’Etat, qui justifie la création de la police de l’espace public. Celle-ci s’institutionnalise aux XVIe et XVIIe siècles, autour de 5 piliers :
- Le secret
- La surveillance
- La censure
- Le contrôle des intermédiaires techniques
- La propagande
Or, que nous observions les événements ayant fait grand bruit (Wikileaks ou les révélations d’Edward Snowden pour ne citer que ceux-là) ou l’évolution législative française (Loi relative au renseignement, loi Avia…), on ne peut que mesurer la pertinence de cette grille d’analyse. La perspective historique permet donc de mesurer combien les velléités de contrôle sur Internet s’appuient sur des siècles de construction du pouvoir étatique.
Au-delà de cette perspective historique, la première partie du livre de Félix Tréguer propose de regarder de plus près d’autres technologies ayant permis une diffusion de l’information : l’imprimerie, la radio ou bien le télégraphe. Le parallèle fonctionne bien puisque qu’à chaque nouvelle technologie, on peut observer des tensions récurrentes entre un contrôle du pouvoir, des intermédiaires techniques plus ou moins autonomes, des élites économiques plus ou moins intéressées et des citoyen·ne·s plus ou moins libres et/ou contestataires.
De l’informatisation aux big Techs
Dans les parties suivantes, nous suivons presque un siècle d’histoire de l’informatique, des discours et des rapports de force autour d’elle. Cela permet de percevoir les différents versants du discours technocritique, l’émergence des débats sur la vie privée, la création d’Arpanet, Usenet ou IRC, les enclosures et le logiciel libre, la création du web, du mouvement cypherpunk ou encore ces grandes multinationales qui vont tout changer, pour ne citer que quelques éléments dans cette histoire dense.
Félix Tréguer fait le lien avec la première partie et la police de l’espace public. En effet, face à la désintermédiation de la prise de parole dans l’espace public médiatique et les questionnements sur la souveraineté étatique, l’Etat répond par le contrôle avec les outils qu’il a pu tester pendant des siècles : le secret, la surveillance, la censure, le contrôle des intermédiaires techniques et la propagande.
J’ai vraiment appris plein de choses dans ces pages.
Il est intéressant de voir les différentes histoires des pays en parallèle, d’observer des points communs, que ce soit les scandales dans les années 1960 sur le fichage, la mise en place de lois de compromis dans les années 1970 en Suède, Allemagne, USA ou France ou encore l’impact du 11 septembre 2001 sur les libertés. J’y ai appris aussi plein d’éléments historiques que je ne connaissais pas, comme le rapport Nora-Minc, best-seller de 1978 ou l’existence du CLODO, comité pour la liquidation ou la destruction des ordinateurs.
Mais au-delà de ce que j’ai appris, j’ai eu régulièrement l’impression d’être submergée par l’avalanche de noms, de faits et de références (plus de trente pages de notes à la fin !), sans avoir de vision claire de l’importance réelle de chacun.
J’ai été marquée par la conclusion de Félix Tréguer, profondément négative. Il y est question d’échec et d’impuissance, face au contrôle d’Internet par les Etats et les grandes entreprises centralisatrices. Ses derniers mots sont sans appel : “ce qu’il nous faut d’abord et avant tout, c’est arrêter la machine.”