Pourquoi il est important de parler d'inégalités face au numérique
3 mars 2020
Dans la CAE (Coopérative d’Activité et d’Emploi) que j’ai rejointe en septembre dernier pour exercer mes nouvelles missions, il existe plusieurs collectifs, autour de thématiques ou de métiers. J’ai intégré le groupe Métiers du numérique, qui se rencontre tous les deux mois et a en son sein (liste non-exhaustive !) des informaticien·ne·s, webmestres, formateur·ices ou des personnes exerçant dans la communication ou l’UX. Ce groupe très sympathique propose, à chaque rencontre, de discuter d’un sujet, comme le logiciel libre ou l’éco-conception, mais permet aussi de partager nos réalités professionnelles. J’avais ainsi proposé de faire une sensibilisation à un sujet qui me tient à cœur : les inégalités face au numérique. En voici donc le contenu.
Comment en suis-je venue à m’intéresser à ce sujet ?
En tant que bibliothécaire, j’ai toujours été sensible aux questions d’inégalité, mais aussi au numérique. J’ai eu l’occasion d’accompagner des usager·e·s sur les outils numériques. En effet, les bibliothèques sont bien souvent un des seuls lieux ouverts, gratuits¹, où il est possible d’avoir une connexion² à Internet et un·e bibliothécaire qui peut vous accompagner en fonction de son temps disponible et de ses compétences.
J’ai ainsi vu, au cours de mes 16 ans en bibliothèque, l’évolution des besoins :
- De moins en moins d’utilisateur·ices des connexions sur les postes fixes de la bibliothèque au fur et à mesure du développement des équipements individuels ;
- Le développement des usages nomades et des besoins de Wifi et de rechargement ;
- De plus en plus de personnes avec un besoin vital (l’accès aux droits, notamment) et l’incapacité de faire seule ;
- De plus en plus de personnes équipées mais désemparée face à un outil qu’elles ne maîtrisent pas.
Cette évolution n’est pas limitée aux lieux où j’ai travaillé mais un véritable mouvement de fond, qui n’est pas sans poser des questionnements. J’avais ainsi été marquée par la lecture d’une interview d’une bibliothécaire de Bobigny et évoquait les frontières du métier de bibliothécaire. D’ailleurs, depuis que je suis formatrice indépendante, la formation pour laquelle j’ai le plus de contrats est celle autour de l’accompagnement des démarches administratives, qui brasse toutes ces problématiques.
On parle de plus en plus d’illectronisme… Qu’est-ce que c’est ?
L’illectronisme, contraction de “illettrisme” et “électronique”, désigne les difficultés dans l’utilisation des outils numériques, en raison d’un manque ou d’une absence de compétences et de connaissances. On a longtemps parlé de fracture numérique, en limitant les difficultés à des questions d’accès (toujours existantes), mais on réfléchit également en terme de compétences. J’aime beaucoup faire écouter l’émission Hashtag, qui, en quatre minutes, traite assez justement du sujet et notamment les sentiments d’échec et la perte de confiance en soi que peuvent ressentir les personnes en difficulté.
Il existe plusieurs études qui permettent de percevoir l’ampleur de l’illectronisme en France et de mesurer qu’elle n’est ni anodine, ni marginale. Par exemple, l’INSEE a publié en octobre 2019 une synthèse qui établit qu'une personne sur six n’utilise pas Internet, [et] plus d’une personne sur trois utilisant Internet manque de compétences de base. Ces difficultés ne touchent pas toutes les catégories sociales de la même manière. Cela varie en fonction de :
- L’âge : par exemple, 53 % des 75 ans et plus n’ont pas accès à Internet ;
- Le niveau de diplôme : pour les usager·e·s d’Internet de 18 à 65 ans, c’est le critère le plus discriminant en matière de compétences de base ;
- Le niveau de vie ;
- Le fait d’avoir des enfants ;
- des critères géographiques.
Est-ce si important que cela ?
Les pratiques numériques permettent un accès à l’information, aux savoirs, à la culture, de communiquer avec ses proches ou encore de rechercher un emploi. En d’autres terme, le numérique nous permet d’exercer nos droits et devoirs de citoyen·ne·s, mais aussi de nous construire, individuellement et collectivement. Les pratiques numériques ont un pouvoir capacitant.
Avec le développement de la dématérialisation des services publics et notamment le programme Action Publique 2022 qui prévoit 100 % des services publics dématérialisés en 2022, les enjeux d’illectronisme se sont cristallisés autour du risque de non-recours aux droits.
Ainsi, le défenseur des droits, dans son rapport Dématérialisation et inégalité d’accès aux services publics a bien rappelé que la dématérialisation des services publics, même si elle offre une amélioration pour une partie de la population, se traduit par un recul de l’accès aux droits pour une autre. Il en relève plusieurs raisons :
- Les zones blanches et grises ne permettant pas d’avoir un accès à Internet ou alors de piètre qualité ;
- Les difficultés financières empêchent l’accès à un abonnement à Internet et au matériel ;
- Des sites parfois inadaptés et manquant d’ergonomie : l’ANTS est souvent cité comme un exemple de site ayant connu de multiples dysfonctionnements (cas pas prévus, limite de la taille des pièces jointes…) ;
- Les problèmes liés aux paiements dématérialisés : en effet, 500000 personnes n’ont pas de compte bancaire ;
- Le manque d’accompagnement des personnes en difficulté face au numérique ;
- des catégories de population complètement laissées pour compte : personnes en situation de handicap (manque d’accessibilité des sites), les majeur·e·s protégé·e·s et les personnes détenues.
Quelles solutions sont mises en place ?
Le Défenseur des Droits propose plusieurs préconisations : conserver plusieurs modalités d’accès aux services publics (Un arrêt récent semble aller dans ce sens), repérer et accompagner les personnes en difficulté avec le numérique, améliorer et simplifier les démarches, former les accompagnateur·ice·s.
En complément de la dématérialisation des démarches administratives, Mounir Mahjoubi, alors secrétaire d’Etat au numérique a lancé en septembre 2018 un plan national pour un numérique inclusif. Il inclut le lancement d’un pass numérique qui permet à des personnes d’avoir accès à dix ou vingt heures de formation, la mise en place de têtes de réseaux à une échelle territoriale (les Hubs France Connectée) et la sécurisation des aidant·e·s numériques, avec un MOOC et un site dédié.
Il existe également des initiatives comme Emmaüs Connect.
Quelles questions cela pose ?
Le Défenseur des Droits a quelques inquiétudes relatives au plan gouvernemental : un nombre d’heures de formations prises en charge en-deçà des besoins, des questionnements sur l’accessibilité et la qualité de ces formations et un engagement financier trop faible au regard de l’ampleur des personnes concernées.
Au-delà de l’accès aux droits, ces inégalités posent la question du rôle du numérique dans nos vies. Il y a quelques années, l’enquête Capacity interrogeait le pouvoir capacitant ou incapacitant du numérique. Elle avait défini 4 profils-types d’internautes qui dépend des personnes, des usages et du contexte. Plus récemment, une étude de Ouishare et Chronos qui a porté sur les pratiques numériques des habitant·e·s de 4 quartiers prioritaires Politique de la Ville a relevé l’hétérogénéité des situations et le fait que les accompagnements étaient trop centrés sur de la bureautique ou des démarches administratives, sans prendre en compte les pratiques, compétences et parcours des personnes.
Les enjeux d’inégalité face au numérique sont éminemment politiques. Il suffit pour s’en convaincre de découvrir les offres de formations gratuites des Ateliers Google ou d’évaluer les enjeux d’intimité numérique au regard des compétences nécessaires.
Quelques lectures supplémentaires :
Au cours de la discussion qui a suivi cette présentation, j’ai évoqué deux ressources complémentaires :
Dominique Pasquier, dans son livre l’Internet des familles modestes, a étudié le rapport des français·es modestes vivant en milieu rural à Internet. Quand il s’agit des démarches administratives, leur rapport est ambigü : consulter son compte en banque en ligne est vu comme un progrès, mais cela laisse place à la colère et au désarroi dès lors qu’il s’agit des institutions d’aides sociales. Elle évoque aussi la question du mail et l’obligation de passer par l’écrit pour des personnes plus à l’aise avec le téléphone ou lors d’un rendez-vous physique. Globalement, ce livre est à recommander pour toutes les personnes qui s’intéressent à la culture numérique.
Anne Cordier, pour son livre Grandir connectés, a interrogé des jeunes sur leur rapport à Internet. Cela permet de comprendre en quoi la notion de Digital Natives, qui présuppose des adolescent·e·s naturellement compétent·e·s est fausse et problématique et combien, là encore, les inégalités sociales pré-existantes ont un impact sur les usages numériques.
1 : L’accès à une bibliothèque dite de lecture publique est en général gratuit. Mais il peut être nécessaire de s’inscrire pour avoir accès à certains services (emprunts, accès aux ordinateurs…) et cette inscription peut être payante.
2 : Dans l’idéal, une bibliothèque devrait permettre un accès à Internet gratuit, ouvert à toutes et tous et non-filtré. Ce n’est pas le cas partout.