Choléra de Renaud Piarroux et quelques réflexions sur les connaissances scientifiques
21 avril 2020
Choléra, Haïti, 2010-2018, histoire d’un désastre de Renaud Piarroux a été publié aux éditions du CNRS en 2019. Son auteur est médecin épidémiologiste. Il intervient fin 2010 en Haïti afin d’aider les autorités à mieux comprendre la violente épidémie de choléra qui vient de débuter. Ses recherches vont confirmer une rumeur qui attribue l’introduction de la maladie à des Casques bleus népalais de la Minustah, mission de l’ONU mise en place entre 2004 et 2017 pour faire face à l’instabilité politique en Haïti. L’hypothèse que les militaires aient déversé de grandes quantités de matières fécales dans le principal fleuve haïtien n’est pas du goût de l’ONU et des Etats-Unis qui vont tout faire pour étouffer l’affaire.
Ce livre raconte neuf ans de travail sur le terrain, de controverses scientifiques et politiques. Il est passionnant à tous points de vue, mais un aspect m’a particulièrement marquée : le récit de la construction d’un savoir scientifique et sa diffusion. En effet, j’ai toujours vu la question des publications scientifiques du côté des bibliothèques et du coût de l’accès au savoir (sur ce sujet, je recommande cet excellent épisode de DataGueule). Le livre de Renaud Piarroux permet d’aborder un autre point de vue et, de comprendre, comme son auteur l’écrit, que “la connaissance scientifique ne s’établit pas d’une façon aussi simple et linéaire qu’on aimerait le croire”.
Renaud Piarroux insiste sur le fait que l’étude d’une épidémie commence avant tout sur le terrain. Il raconte les mesures, les rencontres, le travail avec les ONG présentes ou les personnels médicaux… Puis la synthèse de toutes ces mesures à l’aide de cartes qui permettent de suivre le cheminement du choléra, jour après jour. C’est avec beaucoup d’humilité que Renaud Piarroux explique qu’il a mis du temps à se rendre compte de la différence entre ses conclusions et ce qui était communiqué au grand public. En effet, la Minustah, plusieurs agences de l’ONU et l’OPS (la branche américaine de l’OMS) ont orchestré une véritable campagne de désinformation liant l’épidémie à des causes environnementales. Renaud Piarroux décrit ainsi la dissimulation de preuves gênantes, la construction d’un récit et la manipulation d’informations, comme la prise en compte d’une date de début plus tardive, qui permet d’omettre les premiers cas de choléra proches du camp de la Minustah.
La construction de la connaissance scientifique se fait via des publications dans des revues, dans lesquelles diverses hypothèses, parfois contradictoires, se font jour. Ainsi, la thèse environnementale qui contredit celle de Renaud Piarroux s’appuie sur des scientifiques reconnus comme Rita Colwell ou David Sack. Ces scientifiques expliquent que des éléments environnementaux, comme l’augmentation du pH des rivières liée au tremblement de terre de 2010 ou des courants sous-marins auraient été à l’origine de l’épidémie. Leurs publications confirment la communication officielle et sont alors reprises par des journaux reconnus comme le Guardian.
Cependant, outre le rapport de Renaud Piarroux, un autre grain de sable vient se loger dans l’engrenage bien rodé de la communication onusienne. Une publication du New England Journal of Medicine confirme, grâce à des analyses ADN, que la souche du choléra d’Haïti est asiatique. L’ONU répond alors par la constitution d’un panel de scientifiques “indépendants” (en fait très proches des promoteurs de la thèse environnementale) qui doit rendre un rapport (en interrogeant plutôt Rita Coldwell que Renaud Piarroux).
En parrallèle, Renaud Piarroux doit lui-même valider ses conclusions par une publication scientifique. Pour cela, il doit bien choisir la revue et passer par une procédure de relecture et validation par ses pairs. Il essuie un refus de The Lancet, qui, étonnament, n’expertise même pas son article. Il se tourne vers Emerging Infectious Diseases qui finit, après une relecture intensive, par publier l’article à la même période que sort le rapport du panel “indépendant” de l’ONU. Ce dernier indique que l’épidémie haïtienne est liée à plusieurs facteurs, notamment les conditions de vie des haïtien·nes, la pauvreté et, bien entendu, l’environnement.
Finalement, l’opinion scientifique basculera quand de nouvelles analyses ADN plus précises confirmeront que le choléra haïtien est originaire du Népal, d’où sont originaires les militaires du camp incriminé et qu’il a donc été importé. Une grande partie des scientifiques tenant de l’hypothèse environnementale changeront donc leur fusil d’épaule et admettront la véracité des conclusions de Renaud Piarroux. Là encore, c’est par le biais de la presse que l’opinion publique sera informée, avec le travail de la journaliste Deborah Sonntag du New York Times.
Les publications scientifiques doivent pouvoir permettre à des politiques de prendre des décisions éclairées. En l’espèce, la diffusion de la thèse environnementale a découragé certains financeurs et fortement influencé les décisions liées à la lutte contre le Choléra en Haïti. Il y a également dans le livre de Renaud Piarroux un passage très intéressant sur les campagnes de vaccination contre le Choléra, leur pertinence et l’implication de structures privées comme la fondation Bill et et Melinda Gates (J’en profite pour suggérer un autre excellent épisode de Data gueule sur la philantropie).
Ce cas d’école est intéressant puisqu’il permet de mesurer l’interdépendance entre scientifiques et politiques et le rôle majeur des publications scientifiques dans la construction du savoir (d’où l’importance d’un accès le plus ouvert possible à ces revues, coucou Elsevier). Il permet aussi de voir combien il est difficile d’avoir sur ces sujets des visions simplistes et que le temps est l’allié de la connaissance. Je ne peux donc que vous recommander la lecture de ce livre vraiment passionnant.