Hitrecord, une société de production collaborative
20 mai 2020
Cet article a initialement été publié aux environs de 2017, sous le titre Hitrecord, mon expérience (ceci est titre pourri, mais factuel), mais je le republie ici car je trouve qu’il touche à des enjeux de création et de droits d’auteurs. Depuis la première publication, je ne suis que peu retournée sur la plateforme dont je parle ici, certains fonctionnements ont peut-être évolué depuis, je n’ai corrigé que quelques coquilles.
Comme disait Frédéric Lefebvre, « le web 2.0, c’est tout simplement l’internet d’aujourd’hui ». Et ça, Joseph Gordon-Levitt l’a bien compris en créant en 2010 une société de production collaborative à laquelle tout le monde (y compris Frédéric Lefebvre) peut participer et être rétribué. Elle porte pour nom Hitrecord(qui peut être traduit comme « appuie sur le bouton enregistrement » - en français c’est moins efficace) et j’y participe.
Avertissement : En tant que hitrecordeuse (car oui, « hitrecord » se décline, voire se conjugue), je participe quelque peu au culte « Joseph Gordon-Levitt=<3 » mais même si j’ai bien aimé The dark knight rises, mes goûts cinématographiques discutables n’ont pas d’influence sur cet article. Il apparaît néanmoins que ce tour d’horizon se nourrit de mon expérience, par définition subjective.
(source)
Posons tout d’abord les bases : Hitrecord, qu’est ce que c’est ? Hitrecord est avant tout une société de production : son but est donc de produire des biens culturels (courts-métrages, musique, publicités, livres, émissions de télévision…) et de générer du profit. Ceci posé, elle se distingue par son modèle économique : tout le monde peut y participer et elle partage les profits entre elle-même et les artistes.
En 2005, Joseph Gordon Levitt et son frère Dan,tous deux artistes, cherchent un lieu d’expression et lancent le site Hitrecord. Peu à peu, ils ouvrent le site à d’autres artistes et le transforment en 2010 en véritable plate-forme collaborative. Les deux frangins ont alors une fort belle idée : permettre à des artistes éloignés des réseaux hollywoodiens de mettre en ligne leurs créations, d’interagir avec d’autres artistes et de gagner de l’argent. Et ben vous savez quoi ? ça marche (même si le troisième point souffre de quelques limites, mais on y reviendra) !
Là, vous me dites : tout le monde peut vraiment participer ? N’y a-t-il pas une sorte de sélection à l’entrée ? Ben non, c’est comme dans les bibliothèques publiques, tout le monde peut s’inscrire, quel que soit son pays, moyennant quelques formalités. La seule contrainte : avoir au moins 13 ans et une autorisation parentale si on a moins de 18 ans. Il suffit après de remplir un formulaire, choisir un pseudonyme et adhérer aux conditions d’utilisation.
Le site fonctionne sur un mode assez simple. Pour y déposer un fichier, deux conditions sont requises. Il est nécessaire d’en être la créatrice ou le créateur (ou qu’il soit issu du domaine public) et accepter ce qui fait la colonne vertébrale du site : quiconque peut réutiliser le fichier et le transformer. Enfin, si le fichier est utilisé dans une perspective monétisée, ses créateurs et créatrices seront rétribué·e·s en fonction des profits et de son implication dans l’oeuvre finale.
On peut y uploader plein de fichiers différents : textes, images, son, vidéo, mais aussi des fichiers zip (qui permettent de mettre par exemple les différentes pistes d’un enregistrement audio – indispensable pour un remix). Chaque fichier porte le nom de « record ». Il est conseillé d’y adjoindre une présentation et surtout des mots-clés qui permettent de ne pas (trop) les noyer dans les nombreux records du site.
Quand on utilise le record d’un·e autre artiste (vous suivez toujours?), il faut le citer comme « resource », ce qui permet d’une part d’informer l’artiste d’origine de l’existence du remix, mais aussi de pouvoir suivre à la trace les étapes de création en cas de monétisation. On peut également créer des albums avec différents records (cela permet de faire une sélection de son propre travail, mais surtout des records des autres). Enfin, on peut créer des collaborations, renommées « projects » depuis une mise à jour récente (influence de notre Président ?), invitant les artistes à participer autour d’une thématique (des photos de fleurs) ou d’un objet commun, comme (écrire une chanson ensemble).
Au-delà de l’upload de fichiers, hitrecord constitue une véritable communauté. On peut recommander ou commenter un record, mais aussi suivre une hitrecordeuse en particulier. Au début du site, les possibilités de discussions étaient limitées aux commentaires sous les records… Face à la pression de la communauté et à l’influence des réseaux sociaux, les développeurs du site ont mis en place une messagerie instantanée entre artistes.
source (Une fois qu’on commence, on voit des boutons rouges, symbole du site, absolument partout)
Les créations monétisées sont assez nombreuses et diverses. On y trouve Une émission de télé thématique, Des pubs, un court-métrage projeté à Sundance, mais également un magasin en ligne qui permet d’acheter des livres et divers objets. Cela génère des profits puisque dans cette vidéo, qui date de 2016, Joseph Gordon Levitt annonçait avoir rémunéré des artistes à hauteur d’environ 2 millions de dollars.
J’ai rejoint Hitrecord le 3 avril 2011, au départ par curiosité et parce que je trouvais le concept prometteur. Le site est au départ assez difficile à appréhender et nécessite un bon niveau d’anglais. J’ai donc publié mes premiers records, qui au départ, n’ont eu aucune visibilité. En effet, comme n’importe quel réseau social, il faut publier et interagir pour devenir visible (il y avait en 2012 plus de 80000 inscrit·e·s). Par exemple, quand on recommande le record d’une musicienne, celle-ci va l’apprendre et donc va venir voir notre profil, en général aimer à son tour un record (des fois par politesse…). A force de me balader sur le site, télécharger de la musique ou des vidéos, j’ai pu m’imprégner de l’ambiance et en déduire quelques récurrences :
- C’est un site sur lequel il y a beaucoup de bienveillance et d’encouragement. Même en cas de désaccord, c’est toujours argumenté et… gentil. Oui.
- Un sentiment très fort d’appartenance à une communauté artistique et créative, ou chacun·e a sa place.
- Il y a quelques graals qui permettent d’obtenir une meilleure visibilité, comme la recommandation ou un remix par HitrecordJoe himself (ou par une des stars du site) ou la mise en avant (le « featuring ») sur la page d’accueil du site ou sur les pages facebook ou twitter officielles. (Le jour où Joe m’a remerciée, j’ai hyperventilé.)
J’y ai donc trouvé une communauté très riche et bienveillante qui m’a permis de sortir de ma zone de confort et à bénéficier d’un accès à une base de musique, de photos, de textes… très riches. Je me suis par exemple mise à a photo.
Je n’y allais pas pour m’enrichir. Et pourtant j’ai gagné de l’argent. Je pense que c’est lié à plusieurs facteurs. Je me suis beaucoup impliquée (au jour où j’écris ceci, j’ai 742 records et plus de 12400 recommandations à mon actif). En outre, je jouis d’une certaine rareté : je joue de la trompette et je compose de la musique électronique un peu décalée. Ces deux « compétences » me permettent de me distinguer des nombreux chanteurs ou guitaristes de la communauté. Mon acte principal de bravoure reste de m’être fait rémunérer pour avoir remixé l’hymne national américain avec un émulateur de Game BoY. Croyez le ou pas, personne ne l’avait fait sur hitrecord avant moi. Mis bout à bout, j’ai gagné environ 1500 dollars et ai participé au gain d’un emmy award pour l’émission « Hitrecord on TV », ce qui, je ne vais pas le cacher, me rend assez fière.
Formidable, me direz-vous ? Je ne vais pas cracher dans la soupe, bien évidemment. D’un point de vue créatif, le fonctionnement du site est formidable. On a une matière gigantesque sous la main. Par exemple, si vous avez envie de créer un collage de photos de tournesols, il suffit de chercher sur le moteur de recherche et zou, de nombreuses possibilités créatives et chronophages s’ouvrent à vous. J’ai déjà aussi parlé de la bienveillance de la communauté, qui est, selon moi, une des forces de cet outil.
Oui, mais. Est-ce qu’une société de production adossée à une telle communauté peut-elle réussir le double pari de l’ouverture et de la rentabilité économique ?
Il est indéniable que le fonctionnement de hitrecord repose beaucoup sur la personnalité de son co-fondateur. Même si l’ambiance et l’aura du site tiennent beaucoup aux valeurs insufflées par le célèbre comédien, le site a aussi beaucoup de défauts, liés à son fonctionnement très vertical. Joseph Gordon-Levitt est le directeur artistique de Hitrecord. Il rappelle régulièrement que c’est lui qui décide. C’est aussi lui qui ramène des contrats, parce que si LG ou Levis confient à Hitrecord le soin de créer une pub, si une émission de télé a pu voir le jour sur Pivot, c’est bien parce que Joseph Gordon-Levitt est bankable. Mais en s’appuyant sur sa notoriété pour assurer la renommée du site, hitrecord souffre, à mon avis, d’un culte de la personnalité assez désagréable. Vu de l’extérieur, on pourrait croire à une sorte de secte : HitrecodJoe est présent, partout, il danse, il chante, joue du piano, joue tout court, tout le monde cherche son avis, son approbation…
Il a l’intelligence de laisser une liberté totale aux participant·e·s et d’en utiliser la partie qui l’intéresse. L’art monétisé repose donc sur les choix artistiques d’une seule personne. Et donc, là où une initiative comme celle de Joseph Gordon-Levitt pourrait être multiple, elle est en fait assez standardisée : des clips assez courts, de la musique très pop-rock… Bref, un contenu très consensuel et destiné à correspondre aux standards des sociétés qui rémunèrent Hitrecord.
De nombreux curateurs et curatrices existent sur le site, soit qu’ils ou elles le fassent à titre personnel, soit qu’ils ou elles aient été désignés par le site comme « officiel·le·s ». Leur rôle est indispensable, au vu de la masse des records publiés chaque heure sur le site. Je ne sais pas si les officiel·le·s ont des lignes artistiques à suivre ou si la Production les a choisi·e·s parce que leurs goûts correspondent à la vision de Joseph Gordon Levitt. Sans remettre en cause la qualité de leur travail, peu de place est laissée à la divergence. La communauté a pris à plusieurs reprises la parole à ce sujet et sur le manque de transparence de certaines décisions. Il a à chaque fois été rappelé le rôle de Joseph Gordon-Levitt de décisionnaire et de la difficulté (certainement vraie) de concilier les intérêts de chacun.
Au-delà des collaborations qui permettent, de façon assez exemplaire, de faire des créations avec des gens des quatre coins du globe, il arrive que son aspect poussif ait un impact négatif sur la qualité des productions. En effet, la volonté du site de faire participer un maximum de monde, des musicien·e·s aux artistes visuels en passant par les comédien·ne·s ou technicien·ne·s donnent parfois une impression de trop-plein. Parfois, c’est réussi, parfois c’est très brouillon, comme dans cette vidéo où on a voulu faire passer l’aspect collaboratif et multiple au détriment d’une certaine cohérence.
Pour être rémunéré·e, il faut donc réussir à uploader un record qui correspond à la ligne artistique, mais aussi se faire remarquer et être choisi·e parmi une création pléthorique. En outre, la production n’est pas toujours transparente, car il arrive, notamment pour des questions de délai, qu’elle contacte directement un·e artiste pour lui demander de travailler sur telle ou telle collaboration (cela m’est arrivé à plusieurs reprises, notamment pour enregistrer des riffs de trompette)..
De plus en plus d’artistes professionnel·le·s se joignent au site d’Hitrecord car cela peut être un bon moyen de se faire remarquer. Par exemple, Wirrow, Metaphorest ou Ppeppina ont ainsi gagné en audience par le biais du site et ont largement été soutenues par la communauté. Le pendant de tout ça, c’est que j’ai pu observer l’évolution d’un site sur lequel tout le monde avait sa chance et où le principe était de faire ensemble et d’éventuellement gagner des sous à un site où de plus en plus de professionnel·les tentent de tirer leur épingle du jeu et essayent de placer leur art que dans des collaborations qui sont vouées à être monétisées.
La rémunération sur Hitrecord, derrière un principe exemplaire (« rémunérer un·e artiste en fonction de sa participation ») cache une réalité plus complexe. Tout d’abord, on peut passer autant de temps qu’on veut à bosser sur une collaboration, on ne sera payé qu’à la condition que notre record fasse partie du produit final. Une fois que ce produit a généré des profits, l’organisation de Hitrecord propose à la communauté un partage de la moitié des recettes entre les différents artistes collaborateurs. Ceux-ci on en général deux semaines pour faire part de leurs doléances, une version finale est éditée et chacun·e est payé·e. Les calculs sont faits par l’équipe de Hitrecord suivant des calculs complexes et peu transparents. A titre d’exemple le très beau Adieu a nécessité un travail conséquent d’artistes qui ont du travailler chaque image individuellement. Mathématiquement, comme iels étaient nombreux·ses, iels n’ont reçu qu’une faible rémunération par rapport au temps passé. Ces artistes s’en sont plaint et ont vu les calculs refaits en leur faveur. Autre aspect des choses : le travail de curation n’est jamais rétribué, puisque seuls les records permettent une rémunération et non les albums. Et pourtant, la curation est primordiale sur un site de cette ampleur et aide grandement certaines productions monétisées.
Notre art peut être utilisé pour des aspects auxquels on n’adhère pas. Par exemple, et si je ne voulais pas que mon riff de trompette top-moumoutte fasse partie d’une publicité pour telle ou telle marque, car je suis anti-pub, je n’aurais aucun droit à m’opposer à son utilisation. En mettant sur le site un record, j’accepte qu’il soit remixé de toutes les manières possibles, y compris dans un sens qui ne me plaît pas.
La seule latitude que j’ai c’est de pouvoir supprimer son compte. Et c’est déjà pas mal, sachant qu’aux débuts du site, cette possibilité n’était pas envisagée : quand on avait publié un record, on ne pouvait le supprimer. Maintenant, on peut le cacher (il n’apparaît plus sur le site mais est encore accessible depuis notre propre compte) et on peut demander à supprimer son compte. A ce moment-là, tous nos records sont supprimés, sauf ceux déjà utilisés pour des remix. N’ayant jamais été confrontée à la disparition d’un hitrecorder, je ne sais pas à quel point cette demande est récurrente ou anecdotique. Autre point sur lequel ils ont évolué : quand on met un record sur le site, on garde les droits pour l’utiliser ailleurs et en faire ce qu’on veut. Par contre, si on a un contrat d’exclusivité avec, par exemple, Canal +, on ne peut le mettre sur Hitrecord. Logique.
Pour conclure, malgré tous ces défauts, Hitrecord reste une belle initiative, qui permet de créer et de collaborer en toute liberté, avec un site qui fonctionne bien. Mais ce beau projet tient à deux choses qui ne sont pas faciles à concilier : la créativité de la communauté et la personnalité de Joseph Gordon-Levitt. Il n’est en effet pas aisé de trouver le juste équilibre entre l’horizontalité du projet (une communauté hyper-active, à laquelle tout le monde peut participer) et sa verticalité (un pouvoir concentré entre les mains d’une seule personne), et entre sa vocation créative, qui donne lieu à une très belle richesse et sa vocation capitaliste (qui n’en met en avant que la partie rentable).
Ah oui, et ça manque un peu de death-metal, aussi.