S'informer sur les réseaux sociaux - journée départementale de la lecture publique de l'Aisne
8 octobre 2020
J’ai participé aujourd’hui à la journée départementale de la lecture publique de l’Aisne, dont la thématique était l’Education aux médias et à l’information (EMI). La situation sanitaire étant ce qu’elle est, la journée qui devait mixer ateliers et conférences s’est transformée en une matinée de conférences. C’était malgré tout très sympathique (grâce à la super équipe de la bibliothèque départementale de l’Aisne) et très intéressant. Sont intervenues Emilie Thilliez-Fernandes, directrice de la bibliothèque départementale, Divina Frau-Meigs autour des enjeux de l’EMI, Sarah Hams, venue présenter les propositions des Voyageurs du numérique, Laëtitia Bontan, Conseillère au livre et à la lecture à la DRAC Hauts-de-France, qui a conclu la journée et moi ! J’avais proposé d’intervenir autour de l’information via les réseaux sociaux et j’avais 30 minutes montre en main pour ce faire. Voici donc le contenu de mon intervention (avec quelques blagues générées par le stress en moins).
D’où suis-je partie ?
Je suis partie de deux enquêtes sur la manière dont s’informent les français·es :
J’en ai retenu que la source principale d’information des français·es reste la télévision, mais qu’Internet prend de plus en plus de place. Quand on parle d’Internet, il est question à la fois des sites d’information, comme celui du Monde ou de Médiapart, mais aussi des réseaux sociaux, ces plateformes où les individus créent des comptes et interagissent avec d’autres, comme Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat… Ces derniers occupent une place grandissante parmi les sources d’information, notamment chez les plus jeunes.
Je me suis donc intéressée aux conséquences de l’utilisation de ces plateformes sur l’information qui venait à nous, la manière dont on pouvait voir le monde et l’accès à l’information en général. J’ai, pour cela, tenté une synthèse à la fois des textes que j’ai pu lire sur le sujet, des documentaires visionnés, de mon expérience des réseaux sociaux, notamment Facebook et Twitter, de mes engagements associatifs au sein d'Exodus Privacy et de ma fréquentation des Cafés vie privée de Nantes.
Je suis partie de ma page d’accueil Facebook, à savoir ceci :
!
On observe une multiplicité d’encarts : mes notifications et menus sur la barre du haut, mon fil d’actualité au milieu, sur lequel apparaissent des publications variées (des partages d’ami·es, des publications de groupes auxquels j’appartiens, de pages suivies, des publicités ciblées…) que l’on peut faire défiler à l’infini, de la publicité, les pages que je gère, mes ami·es en ligne. Si vous avez un profil Facebook, il y a fort à parier que cette organisation ne vous étonne pas. Ce qui est sûr, par contre, c’est que vous n’avez pas les mêmes contenus que moi.
Il y a des aspects sur lesquels je semple avoir une forme d’ascendant, comme les pages aimées ou les ami·es que je choisis. Mais il y a plein d’aspects opaques, par exemple : pourquoi je vois telle ou telle publication ? Pourquoi j’ai l’impression que certaines pages ou certain·es ami·es ne sont pas actif·ve·s ? Bien entendu, le fameux algorithme de Facebook est à la manoeuvre mais allons plus loin en nous intéressant au modèle économique de Facebook, une des entreprises les plus riches au monde et qui, pourtant, nous propose des services gratuits.
Le modèle économique de Facebook : la vente d’encarts publicitaires
Facebook vend des encarts de publicité ciblée à des annonceurs, c’est ce qu’on appelle les « publication sponsorisées ». Dans le fil d’actualité, elles représentent environ une publication sur 4 ou 5. Par exemple, l’autre jour j’ai eu celle-ci :
Pourquoi l’ai-je vu apparaître ? Parce que l’annonceur a défini une cible et que, selon Facebook, j’en faisais partie. Mais au juste, comment ça fonctionne ? Comme je gère la page d’une association, j’ai pu aller voir comment il est possible de créer le public cible d’une publicité. J’ai donc « créé une promotion ».
J’ai choisi l’objectif qui m’était recommandé : « obtenir plus de messages » puis, on m’a proposé d’en choisir l’audience.
Comme l’audience était « assez vaste », j’ai décidé de la réduire, tout d’abord en ce qui concerne la localisation géographique.
Mais comme une localisation géographique ne me suffisait pas, j’ai décidé aussi de faire du ciblage avancé.
J’ai ainsi pu aboutir à une audience qui correspond à au moins un des critères choisis :
- Intérêt pour le golf
- Un anniversaire dans 61 à 90 jours
- être acheteur·se actif·ve
- l’utilisation d’un appareil mobile depuis plus de 25 mois
- l’obtention d’un diplôme universitaire
- être marié·e
- être parent d’adolescent·e·s entre 13 et 17 ans
- avoir récemment déménagé
- avoir une relation amoureuse à distance.
Cette publication va me coûter 2 euros par jour, il est prévu qu’elle touche plusieurs centaines de personnes quotidiennement.
Je ne sais pas dans quelle mesure ça vous interpelle, mais cette manipulation permet de mesurer combien Facebook vous connaît. Son modèle économique relève de ce que l’universitaire américaine Soshana Zuboff appelle le capitalisme de surveillance, c’est-à-dire la collecte de données à caractère personnel dans un but de profit.
Facebook, Twitter et vision du monde
Si nous revenons aux enjeux de l’éducation aux médias et à l’information, il est évident que l’intérêt de Facebook n’est pas de bien nous informer, mais de nous faire passer le plus de temps possible sur sa plateforme afin de générer des revenus. Cette entreprise va chercher à mobiliser notre temps d’attention et nous encourager à interagir et cliquer. Chaque utilisateur·ice de Facebook a un fil d’actualité unique dont le contenu sera décidé avant tout en fonction de qui elle est et de ce qui peut la faire réagir et passer du temps sur la plateforme. Chacun·e a sa petite bulle de filtre. Et pour nous faire rester, ces plateformes n’hésiteront pas à s’appuyer sur la Dopamine, la molécule du plaisir, de l’addiction et de la motivation, comme l’a raconté la série d’Arte du même nom.
Cet enfermement va également être renforcé par plusieurs biais cognitifs. On peut citer l’illustion de la majorité, qui donne l’impression que tout le monde pense comme nous ou bien le biais de confirmation, qui va nous pousser à voir sous un jour positif des informations qui confirment notre façon de voir le monde.
C’est d’ailleurs ce qui m’est arrivé l’autre jour quand j’ai lu ce tweet
Je suis féministe et ce tweet correspondait en tout point à ma vision du monde, j’y ai donc cru sans avoir le début d’une nécessité de vérifier cette information. Il s’est avéré que l’information était fausse, comme l’a expliqué Checknews, le service de vérification des faits de Libération
On peut donc s’interroger sur l’influence que ces plateformes ont sur notre vision du monde. Que disent les tendances Twitter de notre accès à l’information, quand on voit ces mot-clés qui nous invitent à cliquer et à nous-même alimenter la machine (je me demande bien ce qui est arrivé à Carla Bruni, tiens) ?
Course au clic et journalisme
Certains services dédiés comme Discover de Snapchat proposent du contenu produit spécifiquement par des médias partenaires, comme Le Monde, l’Equipe, Le Figaro. On comprend bien l’idée derrière : cela permet de toucher un public plus jeune.
Cepeendant, Sophie Eustache, dans son livre Bâtonner : comment l’argent détruit le journalisme, raconte l’évolution des rédactions. Elle y décrit notamment le fait que les rédactions web se trouvent de plus en plus sous la coupe du marketing et formatent leurs articles pour avoir le bon mot-clé, le titre accrocheur qui générera du clic. Elle raconte même qu’au sein de certaines rédactions qui font de l’info-divertissement, les journalistes sont sur un statut d’autoentrepreneur·ses, payé·es au nombre de clics sur leur article.
Qu’est ce qu’on fait ?
Est-ce qu’on jette tout ? Selon moi, non. Cela revient à ne pas admettre la complexité de la question. Mon propos n’est pas du tout de dire que c’était mieux avant : le profit qui influence le travail journalistique, la question des modèles économiques ou des bulles de filtres ne sont pas nouveaux. Enfin, répondre simplement “on arrête” laisse imaginer que la responsabilité est individuelle alors que les enjeux sont avant tout politiques et donc collectifs.
Olivier Ertzscheid, maitre de conférences en information et communication, dans son livre Le Monde selon Zuckerberg propose trois axes : régulation (par les Etats), éducation et opinion. Pour les deux derniers, la bibliothèque a un rôle à jouer. Il suffit pour s’en convaincre de lire le préambule du Manifeste de l’Unesco pour la bibliothèque publique de 1994 :
« La liberté, la prospérité, le progrès de la société et l’épanouissement de l’individu sont des valeurs humaines fondamentales, que seule l’existence de citoyens bien informés, capables d’exercer leurs droits démocratiques et de jouer un rôle actif dans la société permet de concrétiser. Or, participation constructive et progrès de la démocratie requièrent une éducation satisfaisante, en même temps qu’un accès gratuit et sans restriction au savoir, à la pensée, à la culture et à l’information. »
Il est important de ne pas limiter ces enjeux à de simples questions techniques. Pour avoir un sens critique sur les informations qui nous parviennent, il est tout autant important de connaître la ligne éditoriale d’un journal et les conditions économiques de production de l’information que les modèles économiques de ces plateformes et de ses conséquences sur notre vision du monde.
Pour cela il est important d’acquérir les bases d’une culture numérique qui nous permet par exemple de savoir où on est quand on s’informe et de comprendre que si je vais sur le site du Monde, les publications dites « sponsorisées » ne font pas partie de sa ligne éditorale.
Au-delà de cette prise de conscience, ça nous pousse aussi à réfléchir aux outils que les bibliothèques utilisent et à leur prétendue gratuité (je parle des outils). Ca pousse également à réfléchir à notre posture : si le but des bibliothèques est d’aider ses usager·es à s’informer de façon éclairée, il est indispensable de créer des lieux d’échange et de sensibilisation aux questions relatives à la protection de la vie privée, car on voit bien en quoi elles sont inextricablement liées à la construction du sens critique.
Pour cela, je vous propose, en plus des références de cet article, d’aller voir du côté de la liste de discussion Cryptobib et du blog de Thomas Fourmeux, biblionumericus.
Pour finir, un grand merci à Vincent Caron et à toute son équipe qui ont organisé cette belle matinée !