Echange avec Louis Derrac : comment écrire un numérique acceptable ?
10 janvier 2024
Avec Louis Derrac, on se connait depuis les débuts de Resnumerica et on a pas mal de choses en commun : Louis est indépendant depuis 6 ans et, tout comme moi, il réfléchit dans un cadre professionnel, mais aussi associatif à ce que serait un numérique souhaitable. Nous utilisons tous·tes deux beaucoup les espaces numériques pour nous exprimer, partager nos ressources ou réfléchir en commun. Aussi, quand Louis m’a demandé s’il pouvait me poser des questions sur ma pratique des notes hebdomadaires (vous pouvez retrouver cet autre entretien sur le site de Louis), j’ai accepté et souhaité l’interroger en retour sur ses pratiques de publication.
Un grand merci à Louis pour sa disponibilité, bonne lecture !
Je suis impressionnée par la quantité de contenus d’analyse (billets de blog, conférences…) que tu produis, comment fais-tu ?
Je pense qu’on est un peu toutes et tous impressionné⋅e⋅s par les autres. Je suis moi-même très impressionné par tes propres productions et celles de l’Établi numérique ;) Je dirais qu’il y a trois ingrédients à ma recette personnelle.
Le premier, c’est que j’écris de plus en plus, donc de plus en plus efficacement. Mais je m’en donne aussi le temps, ce qui peut se ressentir sur mon activité rémunérée, et donc à la fin sur le salaire que je me verse. Ce sont des choix à faire, et j’ai le privilège de pouvoir les faire, pour le moment du moins.
Ensuite, j’ai développé au fil des années un système qui me permet de mutualiser et de valoriser plus facilement mon travail. Par exemple, je fais ma veille quasi quotidienne avec un outil, Shaarli. Cette veille est automatiquement partagée sur Mastodon et parfois LinkedIn avec un outil, IFTTT. Dans ma newsletter (mensuelle), je récupère le meilleur de cette veille, sans avoir besoin de refaire le même travail. Un autre exemple : quand je prépare un nouveau format de conférence (l’exemple parfait étant le cycle de conférence que je viens de terminer), c’est souvent propice à des phases de réflexion, et elles m’inspirent un article, parfois plusieurs. Tout cela génère du contenu de manière synergique.
Enfin, j’ai l’avantage (et l’inconvénient) de travailler de manière rémunérée, mais aussi d’être passionné, et engagé dans l’associatif, dans le domaine du numérique et de sa place dans la société. Donc même si je fais des horaires très raisonnables pour un indépendant, lorsque le soir, je lis un livre sur le numérique, est-ce que je travaille ? Le weekend, quand je lis les articles partagés au sein de mon association, est-ce que je travaille ? La frontière est assez floue pour moi. L’avantage, c’est que je travaille à la fois et en synergie pour être rémunéré, et par plaisir. Les deux s’alimentent. L’inconvénient, c’est que je passe beaucoup de temps sur le sujet du numérique, et parfois j’aimerais consacrer plus de temps (associatif notamment) sur d’autres sujets. Je reconnais que j’éprouve aussi une forme de fatigue vis-à-vis du numérique, doublée d’un doute croissant sur son caractère acceptable (cf mon concept de numérique acceptable).
Écris-tu tes billets de blog pour toi (par exemple, structurer ta pensée) ou pour les autres ? As-tu une stratégie éditoriale ?
Au départ, c’était principalement pour moi, pour structurer ma pensée. Quantitativement, les visites sur mon blog sont insignifiantes, et d’ailleurs, je n’ai plus d’outils statistiques sur mon site, ce qui est libérateur. Mais qualitativement, je suis suffisamment contacté ou interpelé au sujet d’un article ou un autre pour savoir que ce que mes articles sont lus par quelques autres. Aujourd’hui, je mentirais si je disais que je n’écrivais que pour moi. Pour être très honnête, j’ai au contraire très envie de partager ma conception d’un numérique acceptable, ou d’une éducation au numérique émancipatrice, technocritique, politique. Soyons clairs, ces deux notions sont terriblement marginales dans le débat public, écrasées qu’elles sont par la numérisation des services publics et de la société, le techno-solutionnisme, ou encore la startup nation.
En revanche, je n’ai aucune stratégie éditoriale. J’écris mes articles comme ils viennent. Certains maturent pendant des mois avant de sortir. J’en écris d’autres en quelques heures. Il n’y a aucune règle. Le fait de diviser mon site en un carnet, plus sérieux et réfléchi, et un blog, plus personnel, m’a également libéré de contraintes que je m’étais moi-même imposées, et me permet petit à petit d’explorer de nouvelles formes de publications : des sujets autres que le numérique et l’éducation, des partages d’expérience très concrets alors que mes articles sont souvent plus théoriques, ou encore des billets où je parle de mon vécu d’indépendant et où je partage des bilans assez personnels.
J’ai l’impression que tu affirmes beaucoup plus tes opinions que moi au travers de tes billets de blog ?
J’affirme de plus en plus mes opinions, assurément. Est-ce que je les affirme beaucoup plus que toi, c’est marrant, ça ne me parait pas évident. Différemment, oui, et peut-être que j’y vais plus fort sur certains sujets. Et moins sur d’autres. Par exemple, je n’ai jamais écrit sur mes participations ou non à des manifestations. Je ne me suis jamais senti légitime pour faire connaître ma position sur tel ou tel sujet social brulant. Voire de me « mettre publiquement en grève » comme j’ai vu certain⋅e⋅s le faire, ce qui est bien sûr tout à fait respectable et précieux. Mais ce n’est pas une option que j’ai personnellement choisie pour le moment.
De la même manière, je me limite volontairement à des sujets très précis : le numérique et sa place dans notre société, l’éducation, et un peu l’urgence écologique. Sur les autres sujets politiques, je préfère ne pas m’exposer, même si comme tu le dis toi-même, je pense qu’on peut facilement deviner en me lisant où vont mes préférences politiques.
En gros, pour l’instant, disons que je me limite à affirmer et partager publiquement mes opinions politiques dans le champ des idées, plus que dans le champ des luttes sociales. Et plus spécifiquement, dans le domaine du numérique et de l’éducation. Il y a déjà beaucoup à y faire, et je m’y sens légitime, ce qui n’est pas forcément le cas ailleurs.
Est-ce que le fait de partager ces opinions a eu une influence sur ton activité économique ?
Je n’ai aucun moyen de le mesurer précisément. Les gens qui me lisent et ceux qui me donnent des missions ne sont pas toujours les mêmes. Cela m’a longtemps permis d’avoir un discours assez radical sur les Edtech, tout en travaillant par exemple pour le salon Educatech, mon plus gros client jusqu’à l’an dernier. C’est moi qui ai ensuite choisi de réduire ma dissonance cognitive en arrêtant de travailler sur ce salon (sans renier notre collaboration dont je garde une très grande fierté), ce n’est pas l’inverse qui s’est produit en raison du partage public de mes opinions.
Une autre manière de te répondre, c’est de dire que jusqu’à maintenant, personne ne m’a explicitement dit qu’il refuserait de travailler avec moi en raison de mes opinions publiques. Cela m’arrive aussi de rassurer des clients ou partenaires potentiels en leur disant que si je peux paraître « radical » à l’écrit et dans le champ des idées, je suis plus pragmatique une fois engagé dans un projet complexe. Par exemple, je suis publiquement critique de la numérisation des services publics, ce qui ne m’empêche pas de travailler dans le domaine de l’inclusion numérique, expression avec laquelle j’ai d’ailleurs beaucoup de mal.
En fait, je crois que partager mes opinions m’a surtout permis de les structurer et de les affirmer, et donc, d’orienter différemment mon activité économique. La conséquence, pour faire simple, c’est que mes clients sont de plus en plus engagés, de moins en moins riches, et donc, moi aussi. C’est également un choix que j’ai fait en conscience (y compris de mon privilège de pouvoir faire ce choix), même si cette corrélation inverse entre niveau d’engagement et niveau de salaire me met hors de moi.
Tes billets suscitent-ils des débats ? SI oui, comment y participes-tu ?
Ils font réagir et réfléchir, ce qui est déjà super gratifiant, mais pas encore débattre, à ma connaissance. J’essaye de répondre à toute sollicitation ou interaction sur mes articles, qu’elle soit par mail ou sur mes deux réseaux sociaux restants : Mastodon et LinkedIn. C’est par mail ou de vive voix que j’ai parfois de vrais débats, apports, ou points de désaccords sur mes articles, et c’est toujours passionnant. Je dois beaucoup à ces interactions.
De nombreux indépendant·es comme nous sont très sensibles aux questions de propriété intellectuelle (et souvent réticent·es à partager leurs créations). Tu publies tout sous licence libre, y compris le contenu de tes cours, de tes conférences. Est-ce que ça a toujours été le cas ? Si non, quel a été le déclencheur ?
J’ai toujours aimé partager, et le choix de partager mes premiers contenus (mes cours de culture numérique) sous licence libre s’est fait naturellement, sans même réfléchir aux conséquences politiques ou économiques. Je pourrais dire que c’est ma nature profonde d’être totalement généreux et désintéressé, mais ce ne serait qu’une partie de la vérité. Si je devais pousser l’analyse, je dirais que je partage plus volontiers, et peut-être plus facilement que d’autres, pour deux raisons principales.
D’une part, je ne dépends pas économiquement de mes contenus, car je suis principalement payé pour faire de la conception et de l’accompagnement de projets complexes, pas pour former avec mes contenus, ni en vendant mes contenus. D’autre part, je suis convaincu que sur le type de contenu que je produis (qui est plutôt « de niche »), soit mon client potentiel a des moyens financiers et préférera passer par moi directement, plutôt que de prendre le temps (non négligeable) d’absorber et d’adapter mon contenu, soit ce même client potentiel n’a pas de moyens financiers. Dans ce cas, il n’aurait de toute façon pas pu faire appel à moi, que je partage ou non mon contenu. Dans ce cas, je suis très heureux de lui partager une ressource pour qu’il puisse avancer sans moi en y mettant du temps. Et peut-être qu’une prochaine fois, ce client potentiel aura un peu plus de budget :) Dans la même logique, je commence à pratiquer le prix libre et conscient, je sais que vous avez des réflexions similaires à l’Établi avec votre tarif militant.
Enfin, le fait de partager des contenus en CC BY SA est un prétexte de communication qui est non négligeable pour montrer son travail, affirmer sa légitimité sur un sujet, et donc in fine, trouver des clients. Au global, je suis très satisfait de cette politique de partage. Je réfléchis en parallèle à un modèle hybride qui me permettrait de générer des revenus plus récurrents pour financer mon temps de production et de conception. Je suis également très ouvert aux collaborations dans des logiques de communs.