De la bibliothèque comme bout d'archipel : la promotion du logiciel libre en médiathèque
7 décembre 2018
De la bibliothèque comme bout d’archipel : mes réflexions en vrac sur la promotion du logiciel libre en médiathèque.
Depuis quelques temps, je réfléchis aux points communs existants entre libristes et bibliothécaires et sur le rôle de ces dernières en matière de promotion du logiciel libre. Le visionnage de la conférence de Pierre-Yves Gosset, de Framasoft, intitulée « peut-on faire du libre sans vision poltique ? » au Capitole du libre 2018 me décide à poser l’état de mes réflexions par écrit.
Je vous conseille de regarder l’intégralité de la vidéo, mais si vous n’en avez pas le temps ou l’envie, voici quelques éléments de son argumentaire :
- Non, on ne peut pas se passer de vision politique pour faire du libre ;
- Le logiciel libre est un « commun », il faut en prendre soin et il souffre notamment d’un manque de contributeurices.
- Dégoogliser ne suffit pas, il faut définir et défendre des valeurs ;
- Le but poursuivi, l’émancipation numérique face au capitalisme de surveillance, pourra se faire en outillant numériquement la société de contribution ;
- Et que pour ça, il faut archipelliser, créer des réseaux de coopération, des alliances.
Dans les alliances proposées par Pyg, il n’est pas fait mention explicite des bibliothèques. De mon côté, je suis intimement convaincue qu’elles ont un rôle très important à jouer dans cette dynamique. Pourquoi est-ce que je vous dis ça ?
Tout d’abord, la promotion du logiciel libre correspond aux missions des bibliothèques. Si on se réfère à un des textes importants (même s’il est non-contraignant) des bibliothèques, à savoir le manifeste de l’Unesco sur les bibliothèques publiques de 1994 , il est affirmé dès le préambule que « La bibliothèque publique, clé du savoir à l’échelon local, est un instrument essentiel de l’éducation permanente, d’une prise de décisions indépendante et du développement culturel de l’individu et des groupes sociaux. »
Toujours dans ce même texte, parmi « Les missions fondamentales, à l’accomplissement desquelles doit tendre la bibliothèque publique, », nous avons la contribution « à faire connaître le patrimoine culturel et apprécier les arts, le progrès scientifique et l’innovation » et « faciliter l’acquisition de compétences dans le domaine de l’information et de l’informatique ».
Plus récemment, de nombreux·ses bibliothécaires se sont inscrit.e.s dans la démarche des Communs, vers une société du partage où les bibliothèques ont toute leur place. Par exemple, ce billet de blog de Lionel Maurel explique en quoi les bibliothèques elles-mêmes ne sont pas des Communs, mais, du fait de leur place, qu’elles ont un rôle à jouer dans leur promotion et notamment celle du logiciel libre.
Les médiathèques ont également très franchement évolué en ce qui concerne leur rapport à la contribution. J’ai commencé ma carrière en 2003, à un moment où ce qui comptait, c’était d’avoir des collections cohérentes, régies par une politique documentaire où les usager.e.s n’avaient que peu de place. Maintenant, la profession défend plutôt une écoute des besoins du public, et une ouverture à la participation de celui-ci. Même s’il arrive que cette ouverture ne soit qu’un affichage, de plus en plus de bibliothécaires se mettent dans une posture de facilitatrices ou facilitateurs, et non en détenteurs ou détentrices du savoir, avec cette idée de mettre en place les conditions pour qu’à plusieurs, nous soyons plus fort·e·s.
Ce n’est donc pas étonnant qu'il existe déjà de nombreuses actions de médiation autour du logiciel libre en médiathèque (je ne parle ici que de ce que je connais, ce qui est sans doute relativement limité par rapport à la réalité) :
- Des logiciels libres installés sur des postes publics ;
- Des ateliers d’initiation ou d’accompagnement proposés par les bibliothécaires autour des outils libres ;
- Des événements animés par des (associations) libristes : Install-party, conférences, etc ;
- Le festival des libertés numériques porté par la BU de l’Insa de Rennes qui aborde ce sujet au travers du prisme de la vie privée…
Il y a une véritable complémentarité entre les bibliothèques et les personnes qui promeuvent le logiciel libre :
- Les bibliothèques sont généralement identifiées comme des lieux ressources en matière de médiation numérique, avec une certaine confiance des usager·e·s ;
- Les bibliothécaires ont en général un bon réseau local ;
- Les bibliothécaires ont en général dans leur ADN la promotion du partage ;
- Les associations de libristes ont de leur côté une expertise et des ateliers ou conférences prêts et aboutis.
Oui, sauf qu'il existe quelques embûches à cette association vertueuse.
Petite anecdote : un jour que je m’étonnais de l’utilisation de doodle ou de Google Drive dans un cadre professionnel, je me suis vu répondre que moi, bibliothécaire, je n’avais pas la même échelle de valeurs que la DSI de ma collectivité… Tiens tiens, ce mot, il vous rappelle quelque chose ? Quand Pyg, dans sa conférence, rappelle que le libre, c’est de l’open-source additionné à des valeurs, je me demande de mon côté si on pourrait imaginer une sorte d’équation « bibliothécaire = bibliothéconomie[1] + valeurs ». Et c’est marrant, car dans les valeurs qui me paraissent intrinsèques à la profession de bibliothécaire, je retrouve un peu les mêmes que Framasoft : intérêt général, émancipation, inclusivité, bienveillance…
Pour rappel, nous sommes en général fonctionnaires, et à ce titre avons un certain nombre d’obligations, notamment le devoir de neutralité. Nos opinions politiques n’ont pas à entrer en jeu dans notre façon d’exercer nos missions, les choix politiques se font par les élu·e·s, et le devoir d’obéissance nous oblige à les appliquer, sauf s’ils sont illégaux.
Il y a plusieurs sortes d’élu·e·s :
- celles et ceux qui nous donnent des axes très généraux et nous font confiance (on les aime bien) ;
- celles et ceux qui nous laissent faire ce qu’on veut et ne sont jamais là sauf éventuellement pour se plaindre ;
- celles et ceux qui contrôlent tout sans pour autant comprendre ce que nous faisons ;
- celles et ceux qui utilisent la bibliothèque dans un but de réélection ou pour mettre en avant les livres des potes.
Cette liste un peu caricaturale non-exclusive et non-exhaustive, a pour but de vous faire comprendre la limite très fine et mouvante entre ce qui va être considéré comme neutre ou hors-cadre. On peut se retrouver dans une situation où la bibliothécaire propose des actions jugées comme trop politiques et/ou militantes alors qu’elle considérera faire des actions allant dans le sens de ses missions.
J’ai l’impression que les actions autour du logiciel libre reçoivent un regard bienveillant de la part des élu·e·s., d’autant plus qu’elles ne leur généralement coûtent généralement pas cher (haha). Le développement d’actions autour du logiciel libre permet également de sensibiliser ces mêmes élu.e.s à la question et éventuellement les inviter à fourrer leur nez dans le boulot des DSI qui oublient parfois que l’éthique ne s’efface pas face à la technique.
Autre problème : il arrive que les actions de promotion du logiciel libre en bibliothèque reposent plus sur des une/des personnes (en général des bibliothécaires libristes) que sur un axe du projet de la médiathèque. Et quand ces personnes s’en vont, pour peu qu’elles n’aient pas formé/sensibilisé des collègues ou la hiérarchie, couic, plus rien.
Petite anecdote d’Install party en médiathèque : un jour, nous avions organisé une install party, avec un intervenant. Un des participants revient un semaine après, avec son ordinateur et nous annonce que ça ne marche pas. Quelques bidouillages plus tard, aucun.e de nous n’était en mesure de l’aider. On l’a renvoyé vers une asso locale qui fait une permanence hebdomadaire. Autant dire que le monsieur a réinstallé Windows sur son PC et qu’on ne l’y reprendra plus.
La promotion du logiciel libre me paraît être une évidence en médiathèque, mais pour le faire bien il faut donc prendre quelques précautions. Ce n’est pas du gadget, pas une lubie de quelques bibliothécaires hippies, mais un axe à réfléchir, construire, écrire et faire valider, au même titre que la promotion des Communs au sens large, notamment pour que cela fasse partie des formations prévues pour les bibliothécaires et que les élu.e.s aient donné leur accord.
Pour conclure, quand je lis la feuille de route de Framasoft et notamment l’idée de l’UPLOAD, l’université populaire du libre, je me dis vraiment que nous, bibliothécaires, nous avons des projets formidables à construire !
[1] La bibliothéconomie, c’est la science des bibliothèques, c’est passionnant et je dis ça sans ironie.